Une commune ne peut s’enrichir sur le dos d’un propriétaire !

Comme l’apprennent les étudiants en droit, l’arrêt « Jacques Vabre » de 1975 marque le début d’une nouvelle ère : désormais, le juge judiciaire accepte d’écarter une loi qui serait contraire à un traité international régulièrement ratifié par la France (Cour de Cassation, Chambre mixte, 24 mai 1975, n°73-13.556  ; voir également concernant le juge administratif Conseil d'État, Assemblée, arrêt « Nicolo » du 20 octobre 1989, n°108243).

Il est vrai que « les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois » (article 55 de la Constitution française).

Ainsi, alors que la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) n’existait pas en France avant 2008 (une fois la loi promulguée, il n’était plus possible d’invoquer son inconstitutionnalité en justice), le contrôle de conventionnalité permet depuis plusieurs dizaines d’années à des justiciables d’obtenir gain de cause face à des lois, des décrets, des décisions contraires à leurs droits fondamentaux.

C’est en particulier le cas en matière de droit de propriété.
En effet, parmi les textes internationaux, l’article premier du protocole additionnel n°1 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et libertés fondamentales (plus couramment appelée « Convention européenne des Droits de l’Homme » - CEDH) octroie à tout européen le « droit au respect de ses biens ». 
Sur le fondement de ce texte, la Cour européenne des droits de l’Homme, mais également les tribunaux français eux-mêmes (via le contrôle de conventionnalité), ont pu défendre le droit à une juste indemnité en cas d’expropriation, le droit d’obtenir l’exécution d’un jugement d’expulsion, etc.

Un arrêt rendu par la Cour de cassation le 18 avril 2019 et largement publié – il s'agît d'un arrêt « PBRI » – vient de rappeler toute l’utilité d’invoquer la CEDH en présence d’atteintes flagrantes au droit de propriété.

L'affaire concerne un propriétaire tropézien, dont la parcelle de terre faisait l'objet dans les années 1980 d'une réserve inscrite par la commune, ceci en vue de créer des espaces verts.
L'article L.151-41 du Code de l'urbanisme autorise en effet les communes dotées d'un plan local d’urbanisme (PLU) à réserver des emplacements en vue de certains projets d'intérêt général.
La création d’un emplacement réservé entraîne en principe l’inconstructibilité des terrains concernés, dans l’attente de leur future acquisition par la commune par voie d’expropriation ou de cession amiable.
Cette situation d’attente étant très préjudiciable pour les propriétaires concernés, le législateur a instauré un droit de délaissement au profit des propriétaires concernés. Ils peuvent ainsi exiger l’acquisition immédiate de l’emplacement réservé par le bénéficiaire de la réserve. A défaut d’accord amiable, le prix de l’immeuble est fixé par le juge de l’expropriation. Si ce dernier n’est pas saisi au bout d’un certain délai, la réserve n’est plus opposable au propriétaire (articles L.152-2, L.230-1 et suivants du Code de l’urbanisme).

En l’espèce, le propriétaire avait fait valoir son droit délaissement et, faute d’accord amiable, le juge de l’expropriation avait, en 1983, ordonné le transfert de propriété à la commune pour 800.000 francs (122.000 € euros environ).
Cependant, le temps est passé et jamais le projet à la base de la réserve n’a été réalisé. Au contraire, le terrain ayant finalement été classé constructible, la commune a revendu le terrain en 2008 pour la somme de… 5.320.000 € (soit 34.900.000 francs environ).

Au vu de cette énorme plus-value, les ayants droits du propriétaire en 1983 ont assigné la commune en paiement de dommages et intérêts. La cour d’appel a rejeté leur demande. Ils forment alors un pourvoi en cassation.

Dans leur pourvoi, ils font d’abord valoir plusieurs dispositions du Code de l’urbanisme et prétendent bénéficier d'un droit à rétrocession.
La Cour de cassation rejette cependant leurs arguments, selon un raisonnement relativement technique. La Cour rappelle notamment qu’elle a déjà jugé que « l’exercice du droit de délaissement, constituant une réquisition d’achat à l’initiative du propriétaire du bien, ne permet pas au cédant de solliciter la rétrocession de ce bien sur le fondement de l’article L. 12-6 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique (…) (3e Civ., 26 mars 2014, pourvoi n° 13-13.670, Bull. 2014, III, n° 44) ».

Ils ont toutefois la bonne idée de faire valoir ensuite la CEDH : « les États membres à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales sont tenus d'assurer un juste équilibre entre la nécessaire protection du droit de propriété et toute considération d'intérêt général dont ils poursuivent la réalisation ; qu'en l'espèce, à supposer même que l'existence d'une déclaration d'utilité publique fiscale ne permette pas l'application du régime de l'expropriation, il reste qu'en écartant l'application du droit de rétrocession cependant qu'il résultait de ses constatations que l'auteur de Mme avait cédé à la commune, sur le fondement du droit de délaissement et pour un prix modique, son bien qui était inconstructible et faisait l'objet d'une réserve tendant à y implanter un espace vert et que la commune avait modifié ses règles d'urbanisme pour revendre le terrain, devenu constructible, à une personne privée, réalisant une plus-value de plus de 5 millions d'euros, la cour d'appel a violé l'article 1 du premier protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales ».

Or, la Cour de cassation valide, sans la moindre équivoque, ce raisonnement.

Nul doute « que la mesure contestée, en ce qu’elle prive de toute indemnisation consécutive à l’absence de droit de rétrocession le propriétaire ayant exercé son droit de délaissement sur le bien mis en emplacement réservé et donc inconstructible, puis revendu après avoir été déclaré constructible, constitue une ingérence dans l’exercice » du droit de propriété.
Pour savoir si cette atteinte à un droit fondamental est compatible avec la CEDH, la Cour de cassation applique la méthode du triple test :
- l’ingérence est-elle prévue par la loi (au sens large) ?
- l’atteinte au droit de propriété est-elle justifiée par un motif légitime ?
- l’atteinte ménage-t-elle un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général et la protection des droits fondamentaux (contrôle de proportionnalité) ?

Si la mesure passe les deux premiers tests, elle échoue au moment du troisième : étant donné qu'« un auteur de Mme X... avait, sur le fondement du droit de délaissement et moyennant un prix de 800 000 francs (121 959,21 euros), cédé à la commune son bien, qui faisait alors l’objet d’une réserve destinée à l’implantation d’espaces verts, et que la commune, sans maintenir l’affectation du bien à la mission d’intérêt général ayant justifié sa mise en réserve, a modifié les règles d’urbanisme avant de revendre le terrain, qu’elle a rendu constructible, à une personne privée, moyennant un prix de 5 320 000 euros (…), il en résulte que, en dépit du délai de plus de vingt-cinq années séparant les deux actes, la mesure contestée porte une atteinte excessive au droit au respect des biens de Mme X... au regard du but légitime poursuivi ». Dès lors, « en rejetant la demande en paiement de dommages-intérêts formée par Mme X..., la cour d’appel a violé » l’article premier du protocole n°1 additionnel à la CEDH (C.Cass., 3ème civ., 18 avril 2019, n°18-11.414, publié au bulletin)
Les ayants-droits du propriétaire pourront donc à nouveau défendre leurs droits devant la cour d’appel de renvoi.

On ne peut qu’être d’accord avec la Cour de cassation !

Sa décision est un signe d’espoir pour les propriétaires. Lorsque les autorités tirent profit de la lacune de textes nationaux pour faire des profits sur leurs dos, le salut peut venir du droit international, en l’occurrence européen !
Ce signe est d’autant plus fort que, dans une décision de 2013, le Conseil constitutionnel avait balayé de façon sommaire une QPC sur l’absence de droit à rétrocession en cas de non réalisation du projet après exercice du droit de délaissement (décision n° 2013-325 QPC du 21 juin 2013).
Si le Conseil constitutionnel refuse de censurer de manière générale une disposition inquiétante, le juge judiciaire peut, ici ou là, en tempérer les applications les plus choquantes.
Car, il ne faut pas se méprendre. Par sa décision du 18 avril 2019, la Cour de cassation n’a pas « annulé » l’absence de droit à rétrocession ou énoncé de manière générale un droit à indemnisation en cas de non réalisation du projet et réalisation d’une marge financière par le bénéficiaire de la réserve. Elle indique seulement – mais c’est déjà beaucoup – que, dans les cas d’abus les plus flagrants, tel que celui traité en l’espèce, le « droit au respect des biens » énoncé par la CEDH permet d’écarter l’absence de droit à indemnisation prévue par le droit national.

D’aucuns s'inquiètent d'une tendance à écarter la loi en fonction des circonstances et de l’équité, alors qu’elle devrait être la même pour tous. En l’espèce, en attendant que le droit à rétrocession soit instauré en matière d’emplacements réservés, ce n’est que justice ! Vive l’Europe, ou tout du moins le Conseil de l’Europe ! Vive la Cour de cassation !

Frédéric Zumbiehl • Juriste UNPI