Portrait de Kadri Tüür et son Rehi dans l'île de Muhu (Estonie)

Pour ce quatrième portrait de la série de l’UIPI sur le patrimoine bâti, nous nous dirigeons vers le nord de l’Europe et la région baltique. Plus précisément, nous allons à Koguva, en mer Baltique, jusqu’à l’île de Muhu. Nous y rencontrons Kadri Tüür, une jeune maman qui a décidé de reprendre et de rénover l’ancien Rehielamu (ou Rehi) familial et à en faire une maison agréable.

Un Rehi est une ferme estonienne traditionnelle qui combine un espace de vie, un lieu de séchage des récoltes et une grange.

La maison appartient à la famille de Kadri depuis le dix-huitième siècle, mais comme il existe des preuves écrites de l’existence de la colonie depuis 1532, la ferme est sans doute bien plus vieille. Il y a environ 20 ans, Kadri a repris la maison qui appartenait auparavant à un de ses proches. Elle y a ensuite déménagé définitivement en 2002. Depuis, Kadri a pris soin de ce petit bijou situé dans le magnifique paysage baltique. Voici son histoire et l’histoire de sa propriété.

Kadri, parlez-nous de votre motivation à posséder et à vivre dans cette maison et à la préserver?

J’aime vivre dans cette maison ! Je n’ai jamais eu de meilleures conditions de vie que ce soit en Estonie ou à l’étranger. Je veux aussi que mes enfants expérimentent un mode de vie plus traditionnel tout en vivant dans une maison adaptée à la vie moderne. Ces types de maisons sont construits depuis plus de 1000 ans dans le nord de la Lettonie, en Estonie et même dans le nord-ouest de la Russie, car ils sont adaptés aux conditions météorologiques locales.

Comment garder la maison en bon état et préserver son histoire et son caractère architectural ?

Les maisons sont faites pour y vivre, alors la chose la plus raisonnable à faire avec un bâtiment classé c’est de l’habiter. La nôtre est en bois. Elle est faite de bûches. Afin de les empêcher de pourrir, il faut la protéger des infiltrations d’eau. Par conséquent, il est important d’avoir un bon toit, de chauffer régulièrement la maison et de surveiller ses espaces intérieurs et extérieurs. Historiquement, un Rehi remplissait plusieurs fonctions : c’était à la fois une maison et un abri pour les animaux. Par conséquent, ces maisons sont généralement longues car elles devaient regrouper toutes ces activités sous un même toit. La nôtre fait environ cinquante mètres de long. Traditionnellement, les Rehi font également face au sud pour profiter au maximum de la lumière du jour pour les activités intérieures. Ils ont également des toits avec de longs avant-toits qui permettent de protéger les murs de la pluie et de la neige en hiver et offrent suffisamment d’ombre en été. Par conséquent, pendant la période estivale, la maison reste agréable et fraîche, tandis qu’en hiver, elle est chaude à l’intérieur. Cela s’avère très pratique et cela montre à quel point ces bâtiments étaient bien conçus !

Avez-vous entrepris des actions pour adapter ce bâtiment aux normes modernes et comment avez-vous réussi à le faire tout en préservant sa valeur patrimoniale ?

Lorsque j’ai repris la maison, nous n’avons installé que l’électricité, l’eau courante et un système d’égout. Fait amusant, les gens se demandent parfois s’il est permis d’installer l’eau courante dans un bâtiment classé. Ma réponse est simple : « C’est permis et il n’y a pas de problème tant que c’est fait correctement ! ». Nous avons également une connexion Wi-Fi. Nous couvrons ainsi tous les besoins de la vie moderne.

Dans ce type de maison, les fenêtres sont plutôt petites. Certains propriétaires ont essayé de les agrandir, mais cela doit être fait très soigneusement pour éviter les problèmes structurels en coupant des ouvertures trop larges sur les murs. Comme notre maison est un bâtiment classé - comme toutes les maisons du village - nous ne sommes pas autorisés à modifier ses façades ni à en modifier l’apparence extérieure. Nous avons donc dû la remettre à neuf de l’intérieur sans faire de trous supplémentaires dans les murs. À l’origine, la plus grande pièce était utilisée pour le séchage du grain. Elle est donc relativement spacieuse et dotée de hauts plafonds par rapport aux bâtisses rurales européennes. Nous l’utilisons comme pièce principale de la maison : nous cuisinons, vivons, travaillons et nous détendons dans cette pièce. C’est le centre de la maison et notre espace commun.

Quel est le cadre politique national ou local actuel et les incitations financières en vigueur ? Est-ce que vous les utilisez ? Qu’est-ce qui pourrait être amélioré ?

En Estonie, le Conseil du patrimoine national a mis en place un système de financement pour les bâtiments classés. Il apporte un soutien financier aux travaux de restauration. Je postule chaque année, mais je n’ai pas toujours réussi. Selon mon expérience, ils ont tendance à soutenir la rénovation des bâtiments négligés risquant de s’effondrer au lieu de ceux qui sont habités et pris en charge. Par exemple, vous pouvez difficilement obtenir de l’aide pour changer le toit. Je voulais changer le mien, mais comme il est fabriqué à la main, il est assez cher, donc je ne pouvais pas me le permettre toute seule. Ma demande est toujours en attente mais je continuerai à l’envoyer encore et encore. Il est très bon que ce système de financement existe, mais les critères d’éligibilité pourraient devoir être reconsidérés.

À votre avis, comment pouvons-nous motiver les propriétaires privés d’édifices du patrimoine culturel à s’intéresser au maintien de leurs propriétés ?

Je pense que ce genre d’articles aide. Les bonnes histoires motivent toujours mieux ! Donc, je pense qu’il est important d’essayer de donner la parole aux propriétaires de biens culturels et de démontrer que, derrière chaque bâtiment il y a une aventure humaine. Pour moi, partager ces histoires peut aider et motiver ceux qui sont confrontés au même type de défis ou qui envisagent d’acheter une vieille maison inhabitée. Cela leur montre que vivre dans une maison historique n’est pas si difficile en termes d’entretien et de préservation. Si vous prenez le temps de découvrir ces histoires, vous verrez que ces maisons traditionnelles ont beaucoup de sens et sont très bien structurées !

Quelle serait votre idée sur la façon de partager la valeur patrimoniale de votre propriété avec le public ?

Le Conseil du patrimoine national regroupe toutes les informations sur les bâtiments classés et, sur leur site Web, on peut voir des photos de ces bâtiments et l’évolution de leur environnement. C’est un bon moyen de raconter et de diffuser l’histoire d’un bâtiment.

Il y a bien sûr des moyens plus directs. Au centre de notre village, il y a aussi une maison Rehi transformée en musée. Les autres maisons Rehi de la commune sont classées, mais elles sont privées et habitées, donc elles ne sont pas ouvertes au public. Certains de leurs propriétaires les ont convertis en Bed & Breakfast, permettant à leurs clients de découvrir la vie dans une telle maison. Personnellement, je n’offre pas ce type de services, en partie parce que j’ai de jeunes enfants.

Si vous deviez donner un conseil à la génération qui prendra en charge ce bâtiment, ce serait quoi ?

Vivez dedans ! Apprenez par expérience ! N’essayez pas d’imposer vos normes à la maison, elles pourraient s’avérer fausses à long terme. Au contraire, il faut vivre dans la maison et s’habituer à elle. Dans notre cas, la prochaine génération de propriétaires de Rehi s’est récemment rencontrée et on espère qu’ils prendront soin de ces biens autant que leurs mères !

Emmanuelle Causse

Source : 25 millions de propriétaires • N°avril 2019


Abonnez-vous au magazine
25 Millions de Propriétaires

Pour :

  • Gérer au mieux votre patrimoine ;
  • Protéger vos intérêts privés ;  
  • Bénéficier de conseils pratiques