Urbanisation de la montagne Ste Geneviève du XIIIe au XVe siècle ?

Comment les clos de vigne sis sur la rive gauche de la Seine à Paris ont laissé place à des rues bordées de maisons, ceci pour répondre à la demande des maîtres et des étudiants de l’Université ? Histoire d’une urbanisation et premières expériences en matière de spéculation immobilière.

Nous publions ici la première partie du texte d’une conférence organisée par le Comité d’études historiques, archéologiques et artistiques de la Montagne Sainte Geneviève et de ses abords. Donnée le 24 novembre 2015 par Simone Roux, professeur émérite d’histoire médiévale spécialiste de l’histoire de la société urbaine aux XIV e et XVe siècles, cette conférence a suscité tout notre intérêt en raison de l’éclairage qu’elle apporte, d’une part, sur le passage de la campagne à la ville et, d’autre part, sur l’animation du marché foncier sur les coteaux de la Montagne Sainte Geneviève. Nous remercions vivement Simone Roux et Luce Marie Albigès, présidente du Comité, pour leur gracieuse obligeance.

Histoire de l'immobilier à Paris : urbanisation de la montagne Ste Geneviève du XIIIe au XVe siècle 

L’urbanisation, ce passage de la campagne à la ville, est un phénomène connu dans toutes les sociétés et à toutes les époques historiques. D’où des aspects matériels attendus tandis que d’autres traits relèvent des contraintes et normes particulières à la société de leur temps.

Pour analyser les questions que l’historien peut se poser, demeure la difficulté de mettre en œuvre des sources, écrites ou archéologiques, souvent peu explicites, rares ou totalement indifférentes à ce qui nous intéresse ici. C’est le cas pour la rive gauche de Paris au Moyen Âge.

Quelques mots en préalable sur les sources écrites médiévales de l’histoire de Paris. On sait que la capitale a perdu une grande part de ses archives municipales en 1871. Notre documentation provient pour l’essentiel des archives des grands établissements ecclésiastiques dont l’abbaye de Saint-Geneviève est un bel exemple (1).

Ainsi on a conservé des censiers, registres où étaient relevés les noms de ses dépendants et les droits qu’ils devaient acquitter, précieuses listes dont nous reparlerons. L’abbaye exerçant la haute justice, des registres gardent trace écrite des procès et des jugements rendus par son tribunal. D’autres archives gardent mémoire des revenus et de leur répartition au sein de la communauté monastique, bref les écrits liés à la bonne gestion de la riche abbaye nous donnent des informations au-delà du but premier qui a défini leur rédaction, à savoir défendre les droits et les ressources du monastère pour lui permettre de réaliser ses tâches matérielles et spirituelles.

C’est la partie orientale de la rive gauche de Paris que domine la puissante abbaye de Sainte-Geneviève. Elle y est seigneur du sol et des hommes, exerçant une autorité qui a su, lentement s’adapter à la poussée urbaine, et qui a laissé les sources écrites typiques de notre documentation.

Le contexte de l’urbanisation de la rive gauche

Les terres qui vont être bâties au début du XIIIe siècle ne sont pas des terres désertes, sans occupation humaine. Elles sont cultivées et, en particulier, elles portent des vignobles soigneusement entretenus et que les textes évoquent par le terme de clos dont il reste la rue du Clos Bruneau dans la toponymie du quartier. Leur prospérité est liée étroitement à celle de la ville neuve qui s’épanouit sur la rive droite et qui offre un bon marché pour le vin. On voit que l’abbaye qui possédait de beaux clos de vigne ne les fait arracher que lorsqu’il devenait plus profitable de bâtir que de vendanger.

La rive gauche est touchée par ce dynamisme de la ville en pleine croissance plus tard que la rive droite, ce qui se marque par le fait que la construction de l’enceinte ne fut pas financée par les habitants, comme ce fut le cas, plus tôt, pour l’enceinte de la rive droite. La construction de cette clôture qui définit la ville séparée de sa banlieue est le fait de la politique royale. Philippe Auguste encourageant le développement de sa capitale et, comme le rapporte le chroniqueur Rigord en 1212, le roi voulut une muraille qui englobe champs prés et vignes et que tout l’espace ainsi délimité devienne plein de maisons : « En celle année fist li roi Philippe clorre de murs la cité de Paris en la partie devers miedi jusques à l’ieaue de Saine si largement que on accint dedens la closture des murs les chans et les vignes, puis commanda que on fist maisons et habitations partout et que on les louast aus gens pour manoir, si que toute la cité semblast pleine jusques aus murs ». (2) Toutefois une poussée urbaine ne se commande pas et c’est pour répondre à la demande des gens d’école, comme on désignera plus tard les maîtres et étudiants, que la rive gauche entame sa transformation. Le développement des écoles et, au début du XIIIe siècle, leur fusion dans le corps de métier qu’on appelle l’Université, pousse à l’urbanisation pour deux séries de raisons qui convergent.

D’une part, l’une tient à l’essor de l’Université, les maîtres et écoliers de plus en plus nombreux se trouvent à l’étroit dans l’île de la Cité, auprès de l’évêque et de son chapitre. Le succès de ces écoles se marque par la demande de locaux pour abriter la population des gens d’école. La rive gauche offre de la place qui ne demande qu’à être occupée. D’autre part, l’autre série de raisons tient à ce que s’installer un peu loin de la tutelle épiscopale séduit les maîtres et l’abbaye se présente comme une autorité plus légère que celle de l’évêque.

Je ne fais qu’évoquer les très grandes lignes de l’histoire de l’Université (3) car il faut maintenant, pour raconter l’histoire de l’urbanisation, examiner plus en détail les conditions sociales et juridiques qui ont marqué cette transformation de la campagne. Le résultat fut de former une des trois grandes parties de Paris, capitale tripartite avec la rive droite dite la Ville, la Cité, cœur politique et religieux et la rive gauche dite l’Université.

L’espace parisien dans et hors les murs est partagé entre plusieurs autorités seigneuriales espace que les textes nomment censives. Sainte Geneviève ne domine pas toute la rive gauche mais seulement sa partie orientale et l’enceinte a coupé le bourg qui s’était formé autour de l’abbaye.

Les hommes qui y sont installés travaillent une tenure, espace plus ou moins grand, et pour cela doivent acquitter des droits en argent, en nature ou en travail. S’ils s’en acquittent régulièrement, ils peuvent transmettre à leurs héritiers la tenure moyennant une redevance qui rappelle les droits éminents de l’abbaye en tant que seigneur. La longue histoire des seigneuries explique que les droits des tenanciers soient devenus héréditaires sous les conditions que l’on vient de rappeler. On comprend alors que l’évolution qui a conduit à cette hérédité subordonnée se poursuive et laisse aux tenanciers la possibilité de vendre, d’acheter, d’échanger leur tenure en tout ou en partie. Le seigneur exigeait pour rendre légitime ces mutations foncières d’en être prévenu, de faire payer des droits et, comme disent les textes, de « dessaisir » l’ancien tenancier pour « ensaisiner » le nouveau. De gros registres dits « livres d’ensaisinements » ont été conservés dont les premiers sont du milieu du XIVe. Pour résumer, à Paris, les possesseurs de maisons n’en n’ont jamais eu la propriété entière et libre. La propriété éminente du seigneur a été maintenue. Mais cela n’a pas empêché un actif marché foncier. Simplement il ne fonctionne pas comme celui de notre époque.

BIBLIOGRAPHIE

  • Simone Roux, Paris au Moyen Âge, Éd. Hachette, Paris, 2003.
  • Le Paris du Moyen Âge, sous la direction de Boris Bove et Claude Gauvard. Éd. Belin Paris, 2014.

  • (1) Ces documents forment la Série S des Archives nationales. La Bibliothèque Sainte-Geneviève conserve une grande part de la documentation du XIIIe siècle ; pour des informations plus détaillées se reporter à Simone Roux Le quartier de l’Université à Paris du treizième au quinzième siècle, étude urbaine. Lille-Thèses 1342.08953/90.
  • (2) Les Grandes Chroniques de Saint-Denis, édit. L.F. Bellaguet. Paris. 1839-1852. Tome XVII livre 1 p. 398.
  • (3) Sur l’histoire de l’Université se reporter aux ouvrages de Jacques Verger et notamment Histoire des Universités en France édit. Privat, Toulouse 1986.